Je rêve souvent d'un
coin de rivière, symbole d'un paradis perdu où je reviens
régulièrement. L'érosion du temps y a enlevé toute consistance
alors que le paysage paraît échapper aux lois de la déliquescence.
Le bruissement liquide de cette veine intarissable est resté intact
et joue toujours de son irrégularité, me surprenant par son
scintillement sonore que je connais par cœur. Cet arbre, Mon Arbre,
a certes pris un peu d'embonpoint, mais il continue à se plaire dans
la contemplation du film unique de sa vie.
Le vécu et la maturité
ont percé l'opacité de mes pupilles, jadis hermétiques à tout
spectacle spirituel. Ce déchirement oculaire est venu mélanger
toutes sortes de choses. Nostalgie, esprit, névroses, blessures,
souvenirs, joie et amour côtoient désormais la contemplation naïve
d'autrefois et modifient la fidélité de mon regard à jamais. Mes
sensations organiques sont venues souiller tout autant que sublimer
la pureté de mon microcosme suranné. Cette invisibilité du temps
qui passe a tâché la beauté primitive de mon Innocence.
Pourtant le plaisir et le
bien-être que me procurent ce lieu sont toujours présents. Mais la
sensation travestie par le Vécu est-elle vraiment plus riche ?
Aime-t-on davantage un lieu, une chose ou une personne lorsque nos
sensations sont modifiées par un sac à dos rempli de connaissances
et d'expériences ? Ne vit-on pas cet instant à travers le
prisme d'un Moi modifié obéissant à un faux ressenti ? Que
reste-t-il de ce que j'aime vraiment ?
Je m'assois sur mon
caillou fétiche et ferme les yeux pour humer la fidélité des
parfums paradisiaques. Mes sens olfactifs, bien que mis à mal par de
nombreuses cigarettes, me transportent dans un monde de déconnexion
temporelle. Les odeurs ne sont pas sournoises et n'ont aucun secret.
Elles se révèlent telles qu'elles ont toujours été et pénètrent
mon corps pour faire revivre le Non-Vivant originel, celui que
j'étais avant de devenir un autre moi-même. Cet air humide couplé
à une odeur de sous-bois me fait voyager du haut de mon immobilité.
J'ai l'impression d'accéder à un instant suspendu, à un Temps
Commun immuable, ravivant une mémoire collective du Moi. Ce flux
naturel me nettoie et fait le vide en moi pour éclaircir mon regard
bien plus clairvoyant depuis que j'ai les yeux fermés.
Certes des souvenirs me
reviennent mais ces odeurs ont réussi à fédérer les Moi en leur
offrant la fertilité d'un terreau olfactif. Quels qu'aient pu être
mes choix passés je possède une ligne invulnérable liée à ces
effluves primitives et prends conscience de ma Multiplicité à
travers mon Unité éphémère.
Arbre aux mille branches
anarchiques, je me souviens dans ces moments-là du goût de ma sève
constituant ma personnalité réelle. Cette unicité disparaît à
l'ouverture de mes paupières, ouvrant un nouvel acte dans ma vie...