mercredi 30 décembre 2009

Cuba Feliz, Karim Drdi (2000)


A mi-chemin entre "Buena Vista Social Club" et un film de Tony Gatlif, "Cuba Feliz" suit la vie de Gallo,chanteur de rue, vagabond mélancolique, Messie musical qui nous entraîne à la rencontre des musiciens officieux de Cuba, plus touchants et talentueux les uns que les autres.

Un chapeau, un étui à guitare et un cigare sont les seuls attributs que ce petit être frêle transporte avec lui. Le reste s'appelle le Vécu, l'échange et le partage. On découvre alors le vrai visage de ce petit bout de terre que l'on nomme Cuba, minuscule île à l'Histoire mouvementée, peuplée par une population brassée au possible. A travers la Musique, religion officielle, on ne peut que tomber amoureux de ce peuple qui semble avoir sélectionné ce qu'il y a de mieux. Plus que la musique mexicaine, qui peut sembler assez fade et redondante par moment, le "style cubain" regroupe tous les courants musicaux, s'ouvrant même sur une sorte de rap tribal qui s'organise sous forme de battle. Vieux et jeunes se confrontent et entrent en osmose par le seul biais de la musique. Même si l'on ne comprend pas l'espagnol, il suffit d'observer les expressions des chanteurs et des musiciens pour en déceler les paroles.

Plus qu'un simple documentaire, "Cuba Feliz" est une leçon donnée au monde. De part la modestie de ses habitants, qui se contentent d'un rien du tout pour vivre et en semblent plus qu'heureux. De part la tolérance qu'il y règne où différence d'âge, couleur de peau et sexe ne sont que mieux accolés pour en faire naître un substrat des plus exquis. Enfin de part l'hommage qu'il rend à la musique en donnant la parole (chantée) à de vrais musiciens au coeur gros.

vendredi 25 décembre 2009

L’immoraliste, André Gide (1902)


A travers ce court roman d’une profondeur surprenante, Gide pose les bases de sa vision du Surhomme déjà élaborée par Nietzsche quelques années plus tôt.

Michel est né dans les livres, se nourrit de culture et d’eau fraîche. Eduqué par son père, il se lance dans des analyses très pointues telles que « l’influence de l’Art gothique sur la déformation de la langue latine ». Mais la maladie (tuberculose) puis le mariage avec Marcelline vont le transformer peu à peu.

La maladie lui fait prendre conscience de la valeur d’une vie mais surtout de son côté précaire. Cela fait naître en lui une hypersensibilité, une recherche du vrai soi. De même Marcelline déclenche en lui la naissance de sa « vie physique ». La jouissance ne se trouve plus dans les livres et l’aspect abstrait du passé mais plutôt dans le présent et le sensoriel.

Dès lors, il rejette toute forme de culture abstraite et recherche dans celle-ci la grandeur de ses héros, celle qui peut toujours vivre en chacun de nous. La peur de la Mort qu’a engendré la maladie à créer un traumatisme envers l’Histoire. Cette dernière est le récit lucide de la mortalité humaine, une suite d’épopées, de ruines du présent. Il faut donc puiser dans ce passé ce qui est foncier dans l’humain, ce qui peut être utilisé dans le présent. La culture comme simple enrobage de son être doit être renié, tout comme toute forme de morale. Il faut se retrouver, cultiver sa différence. Comme l’affirme Ménalque, rencontre haute en couleur, lorsque l’on invente on est toujours seul, il faut oublier le passé, « être comme l’oiseau qui s’envole et oublie son ombre ».

Michel devient un être immoral. Sa maladie a été en quelque sorte une expiation de son être raisonné par l’extérieur, une métamorphose, une renaissance. Place à la conquête du noyau dur de son être. On remarque alors qu’il montre un réel intérêt pour les enfants, êtres encore nature et vrais, et notamment en la personne de Moktir qui vole un couteau en douce. Le paysage prend une valeur différente à ses yeux. Il se passionne pour le désert, contrée où toute espérance et carrière humaine échoue. La culture arabe semble merveilleuse tant elle se vit et ne s’apprend pas. Son amour avec Marcelline devient de plus en plus en intense, malgré la maladie croissante de celle-ci.

Travail intense dans un premier temps, l’être immoraliste commence à prendre racine en Michel. L’honnêteté le rebute tant elle est fausse et empreinte de toutes les vertus non inhérentes à l’homme. En somme plus que l’être recherché, c’est sa métamorphose qui lui semble être le plus bénéfique à son moral. Jouir d’une situation quand on sait que ce que l’on rejette présente moins d’attrait et de jouissance, ne peut qu’accroître son propre plaisir.

Au final, « l’immoraliste » est une sorte de fiche synthèse sur la recherche du noyau dur de l’être. Cultiver sa différence, acquérir une liberté existentielle, ne puiser dans la culture que grandeur de l’âme, autant de messages de Gide livre avec une impudeur loin d’être retenue. On réalise rarement que ce livre à presque 110 ans et choque encore quant aux propos libertaires et dénués de toute morale en particulier sur des thèmes comme la pédophilie ou l’homosexualité. Sujets encore tabous aujourd’hui mais décrits de manière lascive par Gide.

lundi 14 décembre 2009

Les Deux Etendards, Lucien Rebatet (1951)


Les Deux Etendards", expression que l'on trouverait du côté d'Ignace de Loyola, fondateur de l'ordre des jésuites, ce sont ces deux courants de "pensée" qui opposent Régis et Michel, amis de longue date.
Régis a la foi, substance chimique que l'on hérite de ses parents ou que l'on acquiert par une concession faite à l'au-delà. "Il suffit d'accepter de croire pour croire" affirme Régis qui désire consacré sa vie à la prêtrise. L'indulgence envers le non-fondé permet d'ouvrir la porte à la religion qui envahit notre être dans tout ce que l'Homme a brassé depuis la nuit des temps...
Michel est artiste, il ne croit qu'en ce qu'il possède et observe. Il est pragmatique et côtoie l'abstrait par son Art, il le créé. Ses discussions avec Régis vont très loin, on semble toucher parfois le fond du problème métaphysique qui réside en chacun de nous, pour retomber de plus belle dans la contradiction et le non-sens le plus niais.
Mais surgit Anne-Marie, vouée elle-aussi à une carrière religieuse. Elle est belle, éveille le stupre et la fornication sentimentale en Michel, l'adoration divine en Régis.Cette sainte trinité va fusionner pour mieux faire ressortir ses divergences. Michel va aimer en cachette dans un premier temps, laissant à leurs idylles les deux amoureux platoniques.
Mais pour Anne-Marie, les deux hommes sont complémentaires, elle éprouve le besoin de partager des moments avec les deux. Michel finira par passer à l'action et devergondera Anne-Marie qui se retrouvera perdu du fait d'une nostalgie envers une foi perdue et regrettée.Entre deux considérations sur la musique, la grande, la belle ( selon l'auteur), on assiste à de profonds débats théologiques et finalement sur la vie, car la foi influence le caractère et les actes de chacun.
Usant d'un style remarquable, Rebatet ennuie parfois tant il creuse sa réflexion et l'étale sur de trop nombreuses pages. Mais quand arrive à nouveau un passage rythmé, l'auteur sait se rattraper et se montre corrosif. On s'émerveille alors d'une comparaison entre Lyon (qu'il exècre) et Paris (qu'il admire), des noms de lieux aux agencements de la ville ainsi qu'aux gens qui les peuplent, Lyon est mis à mal et semble humiliée derrière des mots trop forts. De même le passage où Michel suit une fille dans la rue et tombe dans un lieu sordide où il se fait tabasser. Rebatet sait se montrer cru et sortir de son style classique et Grand.
Malgré sa longueur (plus de 1000 pages) et ses langueurs, "Les Deux Etendards" revêt un caractère unique, celui de concilier un aspect classique avec un langage crûmment populaire, celui de décrire des situations bestiales entre deux réflexions théologico-philosophiques, celui de ne s'occuper uniquement des sentiments intérieurs des personnages sans s'étaler sur les frivolités de l'apparence. Enfin le roman met en avant la part foncière de l'être humain qui semble irréversible, cette vraie foi selon rebatet, qui semble immuable bien que remise sans cesse en question...

Le Regard d’Ulysse, Angelopoulos (1995)


Longue Odyssée à travers les Balkans déchirés par la guerre, succession de plans sublimes faisant apparaître une cruelle nostalgie envers une époque qui n’est déjà plus que spectre d’elle-même, réflexion sur la nature du cinéma ainsi que sur sa préservation en temps de guerre, « Le Regard d’Ulysse » émeut, dérange et fait trompeusement rêver le spectateur.

Dès les premières images, Angelopoulos filme la mer, une vaste étendue d’eau surannée que même les bateaux semblent fuir. Puis on tourne le dos à celle-ci afin de contempler cette terre, berceau de la civilisation, royaume de la philosophie et de la liberté, siège antique de l’Art dans ce qu’il a de plus luxuriant. Mais on n’aperçoit que du brouillard, le temps semble arrêté voire terminé. Cette terre ne sert plus désormais que de plancher à des êtres humains en perte de repères, livides et errants, observant leur civilisation officielle en train de fondre. La statue de Lénine, désossée et allongée face au ciel, dérivant sur un fleuve nébuleux sous le regard curieusement naïf d’un peuple inculte (considérant la scène comme un évènement),aveuglé face à une décadence accélérée et subie, en est l’exemple le plus touchant du film.

« La Grèce est un pays mort » à entendre le chauffeur de taxi qui emmène notre cinéaste, personnage principal de ce film, vers la frontière avec l’Albanie. La seul fraternité et grandeur qu’il existe désormais chez ce peuple, c’est la convivialité, « le partage d’alcool et l’écoute des mêmes chansons ». Peut-être ces valeurs permettront à l’humanité de s’éteindre en paix, puisque grandeur et dignité se sont évaporées.

De ce constat pessimiste, Angelopoulos va en faire un terreau fertile en menant une réflexion sur la place du cinéma, sa nature et sa survie. Le cinéma est éternel (la mort du caméraman dans la première séquence du film le met en avant), il immortalise mais aussi préserve un savoir faire, une coutume ou des personnalités. Mais il peut également devenir une arme en temps de guerre, un témoignage dérangeant car forcément subjectif. L’universalité à laquelle veut tendre le cinéma n’est qu’un but inatteignable, une frustration qui pousse l’Art à se développer, créant une branche à un éventail qui s’agrandit au fil des générations. L’universalité est cette donnée infinie qui ne peut être palpable que par morceau, une multitude de regards en quelque sorte.

Le regard omniscient d’Angelopoulos offre au voyage du cinéaste une multitude de sens plus métaphysiques les uns que les autres : un voyage temporel, qui explore le développement infini du cinéma en tant qu’Art, qui défile sous nos yeux, construisant par la même occasion le film ; un témoignage sur la guerre à travers la rencontre de personnages qui vivent au rythme des mitraillettes (la scène du nouvel An où l’on vient arrêter des dissidents en dansant restera culte) ; un voyage personnel d’un cinéaste qui à travers la recherche d’une bobine cherche sa véritable personnalité dilapidée à travers ses films, un peu comme un clown qui part à la retraite et qui se trouve étranger en lui-même.

« Le Regard d’Ulysse » est finalement le film le plus rythmé d’Angelopoulos, il traduit une certaine angoisse existentielle et transmet une image chaotique propre à la guerre. Le vide intérieur d’un cinéaste angoissé et perdu s’harmonise avec le chaos extérieur d’une période mouvementée pour finalement se terminer sur l’espoir d’un éternel recommencement.