lundi 14 décembre 2009

Le Regard d’Ulysse, Angelopoulos (1995)


Longue Odyssée à travers les Balkans déchirés par la guerre, succession de plans sublimes faisant apparaître une cruelle nostalgie envers une époque qui n’est déjà plus que spectre d’elle-même, réflexion sur la nature du cinéma ainsi que sur sa préservation en temps de guerre, « Le Regard d’Ulysse » émeut, dérange et fait trompeusement rêver le spectateur.

Dès les premières images, Angelopoulos filme la mer, une vaste étendue d’eau surannée que même les bateaux semblent fuir. Puis on tourne le dos à celle-ci afin de contempler cette terre, berceau de la civilisation, royaume de la philosophie et de la liberté, siège antique de l’Art dans ce qu’il a de plus luxuriant. Mais on n’aperçoit que du brouillard, le temps semble arrêté voire terminé. Cette terre ne sert plus désormais que de plancher à des êtres humains en perte de repères, livides et errants, observant leur civilisation officielle en train de fondre. La statue de Lénine, désossée et allongée face au ciel, dérivant sur un fleuve nébuleux sous le regard curieusement naïf d’un peuple inculte (considérant la scène comme un évènement),aveuglé face à une décadence accélérée et subie, en est l’exemple le plus touchant du film.

« La Grèce est un pays mort » à entendre le chauffeur de taxi qui emmène notre cinéaste, personnage principal de ce film, vers la frontière avec l’Albanie. La seul fraternité et grandeur qu’il existe désormais chez ce peuple, c’est la convivialité, « le partage d’alcool et l’écoute des mêmes chansons ». Peut-être ces valeurs permettront à l’humanité de s’éteindre en paix, puisque grandeur et dignité se sont évaporées.

De ce constat pessimiste, Angelopoulos va en faire un terreau fertile en menant une réflexion sur la place du cinéma, sa nature et sa survie. Le cinéma est éternel (la mort du caméraman dans la première séquence du film le met en avant), il immortalise mais aussi préserve un savoir faire, une coutume ou des personnalités. Mais il peut également devenir une arme en temps de guerre, un témoignage dérangeant car forcément subjectif. L’universalité à laquelle veut tendre le cinéma n’est qu’un but inatteignable, une frustration qui pousse l’Art à se développer, créant une branche à un éventail qui s’agrandit au fil des générations. L’universalité est cette donnée infinie qui ne peut être palpable que par morceau, une multitude de regards en quelque sorte.

Le regard omniscient d’Angelopoulos offre au voyage du cinéaste une multitude de sens plus métaphysiques les uns que les autres : un voyage temporel, qui explore le développement infini du cinéma en tant qu’Art, qui défile sous nos yeux, construisant par la même occasion le film ; un témoignage sur la guerre à travers la rencontre de personnages qui vivent au rythme des mitraillettes (la scène du nouvel An où l’on vient arrêter des dissidents en dansant restera culte) ; un voyage personnel d’un cinéaste qui à travers la recherche d’une bobine cherche sa véritable personnalité dilapidée à travers ses films, un peu comme un clown qui part à la retraite et qui se trouve étranger en lui-même.

« Le Regard d’Ulysse » est finalement le film le plus rythmé d’Angelopoulos, il traduit une certaine angoisse existentielle et transmet une image chaotique propre à la guerre. Le vide intérieur d’un cinéaste angoissé et perdu s’harmonise avec le chaos extérieur d’une période mouvementée pour finalement se terminer sur l’espoir d’un éternel recommencement.

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