Devant moi, deux pupilles en liesse qui
ne cessent de dire non de la tête. De cette frénésie, il émane
une voix intérieure dont le timbre est indéfinissable. Je me
complais à observer ce que je dévoile lorsque l'on m'effeuille.
Tantôt malmené, tantôt ignoré, je ne cesse de voir des tronches
de con, le plus souvent binoclardes en train de dévorer mon
intérieur. A quand une bonne paire de miches ou un mont de Vénus ?
Ras-le-bol d'observer des bouches pincées semblables à des culs de
poules, des doubles mentons aidés par la position horizontale, des
intérieurs de nez d'une richesse nauséabonde, des souffles fétides
qui me renvoient une image ennuyeuse. J'aurais aimé naître gros,
chapitré et pointu pour ne pas être déçu. Mon Créateur ( connu
pour la célèbre phrase : « Je trouve la Littérature
tellement fade que j'ai décidé de l'écrire moi-même ») aurait dû
avoir la plume un peu plus lourde de manière à ce que l'on ne
puisse plus me soulever du bout des bras. Petit être chétif dans
son costume de papier, j'ai toujours été en admiration devant ces
encyclopédies et ces dictionnaires qui semblaient savoir tout sur
tout. Nos discussions me frustraient tant ils m'écrasaient avec
leurs savoirs alors que je racontais tout le temps la même histoire.
Même en discothèque c'étaient eux qui faisaient les vigiles :
Encarta 1985 : « Salut les
petits romans, on est tout seul ce soir ? Ce soir c'est entrée
libre pour les bandes dessinées et gratuits pour les romans
accompagnés de mangas. »
La Petite Fadette : « S'il
vous plait, on est de la littérature de Terroir, on ne connait pas
de littérature étrangère, on peut rentrer ? »
L'intégrale de Naruto et de Jodowrosky
arrivent devant la boîte.
Universalis : « Entrez
Mesdames et Bonne soirée. Ne faites pas attention à ces romans
ennuyeux qui radotent.
Boule et Bill : « Eh,
« La Bête Humaine », tu me montres tes parties
textuelles ? Je te montrerai mes desseins ?
Le Petit Robert : « Pas de
ça ici ! Vous vous croyez dans une bibliothèque ou quoi ? »
J'étais en manque de rencontre et
sombrais dans une décadence totale. Je me faisais alors prendre par
derrière par un Japonais rustaud ( je compris alors la dure vie des
annales), mutiler par un égoïste de passage qui me croyait unique,
dénuder par une lectrice sensuelle qui découvrit ma couverture, ou
encore violer par des yeux endormis qui se fermèrent avant de voir
mon dos.
Je me faisais donc gigolo dans une
bibliothèque et passais de main en main dans une prose des plus
charmeuses, si bien que mon épiderme s'en trouva tout craquelé.
Puis le maquereau de la bibliothèque jugea que je commençais à
être obsolète et m'attribua un rayon beaucoup moins passant. Malgré
un lifting et un massicotage dernier cri, je tombais dans l'oubli et
l'abandon. Je jetais l'encre sans le vouloir...
Mais un beau jour, je sentis du
mouvement et ma solitude prit fin à la page 157. J'observais mon
nouveau voyeur du haut de ma troisième ligne et je vis que j'avais
affaire à un passionné. Ses gants caressaient doucement mes pages
et ses pupilles me renvoyaient un reflet d'or. Cet amoureux ne me
connût pas d'un trait et abaissa ma cravate vers mon adolescence. Je
fus placé à côté d'un rejeton de Fedor. Toutes les semaines, je
ne voyais plus défiler des mains mais des yeux. On ne me lisait plus
mais on m'observait, paraît que j'étais devenu un spécimen. Tous
les autres étaient devenus de simples images virtuelles que l'on
découvrait timidement du bout du doigt, des livres sans papier qui
avaient droit de cité. Mais où était donc passée cette complicité
que j'avais connue lorsque j'étais encore subversif et que je
circulais de manteau en manteau, avant les mains, puis les yeux, puis
les gants ?
Les têtes humaines avaient donc réussi
à cloner le livre, d'un simple clic avec leur doigt. Ce doigt qui
servait à me découvrir auparavant était désormais une trique à
la fertilité immatérielle. La bataille des livres était à nouveau
lancée, mais cette fois face à une armée de semblables invisibles
et prolifiques. Plus besoin d'avoir la ligne, d'arborer un faciès
plaisant ou encore d'être dans un coin fréquenté par des yeux
lubriques.
Nous étions devenus des objets
encombrants, peu intéressants et voués à disparaître dans des
harems géants remplis de retraités.
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