dimanche 2 décembre 2012

L'ivresse livresque




Devant moi, deux pupilles en liesse qui ne cessent de dire non de la tête. De cette frénésie, il émane une voix intérieure dont le timbre est indéfinissable. Je me complais à observer ce que je dévoile lorsque l'on m'effeuille. Tantôt malmené, tantôt ignoré, je ne cesse de voir des tronches de con, le plus souvent binoclardes en train de dévorer mon intérieur. A quand une bonne paire de miches ou un mont de Vénus ? Ras-le-bol d'observer des bouches pincées semblables à des culs de poules, des doubles mentons aidés par la position horizontale, des intérieurs de nez d'une richesse nauséabonde, des souffles fétides qui me renvoient une image ennuyeuse. J'aurais aimé naître gros, chapitré et pointu pour ne pas être déçu. Mon Créateur ( connu pour la célèbre phrase : «  Je trouve la Littérature tellement fade que j'ai décidé de l'écrire moi-même ») aurait dû avoir la plume un peu plus lourde de manière à ce que l'on ne puisse plus me soulever du bout des bras. Petit être chétif dans son costume de papier, j'ai toujours été en admiration devant ces encyclopédies et ces dictionnaires qui semblaient savoir tout sur tout. Nos discussions me frustraient tant ils m'écrasaient avec leurs savoirs alors que je racontais tout le temps la même histoire. Même en discothèque c'étaient eux qui faisaient les vigiles :


Encarta 1985 : «  Salut les petits romans, on est tout seul ce soir ? Ce soir c'est entrée libre pour les bandes dessinées et gratuits pour les romans accompagnés de mangas. »

La Petite Fadette : «  S'il vous plait, on est de la littérature de Terroir, on ne connait pas de littérature étrangère, on peut rentrer ? »

L'intégrale de Naruto et de Jodowrosky arrivent devant la boîte.

Universalis : « Entrez Mesdames et Bonne soirée. Ne faites pas attention à ces romans ennuyeux qui radotent.
Boule et Bill : «  Eh, «  La Bête Humaine », tu me montres tes parties textuelles ? Je te montrerai mes desseins ?

Le Petit Robert : «  Pas de ça ici ! Vous vous croyez dans une bibliothèque ou quoi ? »




J'étais en manque de rencontre et sombrais dans une décadence totale. Je me faisais alors prendre par derrière par un Japonais rustaud ( je compris alors la dure vie des annales), mutiler par un égoïste de passage qui me croyait unique, dénuder par une lectrice sensuelle qui découvrit ma couverture, ou encore violer par des yeux endormis qui se fermèrent avant de voir mon dos.

Je me faisais donc gigolo dans une bibliothèque et passais de main en main dans une prose des plus charmeuses, si bien que mon épiderme s'en trouva tout craquelé. Puis le maquereau de la bibliothèque jugea que je commençais à être obsolète et m'attribua un rayon beaucoup moins passant. Malgré un lifting et un massicotage dernier cri, je tombais dans l'oubli et l'abandon. Je jetais l'encre sans le vouloir...

Mais un beau jour, je sentis du mouvement et ma solitude prit fin à la page 157. J'observais mon nouveau voyeur du haut de ma troisième ligne et je vis que j'avais affaire à un passionné. Ses gants caressaient doucement mes pages et ses pupilles me renvoyaient un reflet d'or. Cet amoureux ne me connût pas d'un trait et abaissa ma cravate vers mon adolescence. Je fus placé à côté d'un rejeton de Fedor. Toutes les semaines, je ne voyais plus défiler des mains mais des yeux. On ne me lisait plus mais on m'observait, paraît que j'étais devenu un spécimen. Tous les autres étaient devenus de simples images virtuelles que l'on découvrait timidement du bout du doigt, des livres sans papier qui avaient droit de cité. Mais où était donc passée cette complicité que j'avais connue lorsque j'étais encore subversif et que je circulais de manteau en manteau, avant les mains, puis les yeux, puis les gants ?

Les têtes humaines avaient donc réussi à cloner le livre, d'un simple clic avec leur doigt. Ce doigt qui servait à me découvrir auparavant était désormais une trique à la fertilité immatérielle. La bataille des livres était à nouveau lancée, mais cette fois face à une armée de semblables invisibles et prolifiques. Plus besoin d'avoir la ligne, d'arborer un faciès plaisant ou encore d'être dans un coin fréquenté par des yeux lubriques.

Nous étions devenus des objets encombrants, peu intéressants et voués à disparaître dans des harems géants remplis de retraités.

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